Visible par des millions de passants, l’obélisque de Louxor trône depuis 1836 au centre de la place de la Concorde, sans que personne ne soupçonne la présence de messages volontairement dissimulés à sa surface. Pourtant, en 2021, à l’occasion d’un chantier de restauration, Jean-Guillaume Olette-Pelletier, égyptologue à l’Institut catholique de Paris et enseignant à la Sorbonne, a identifié sept inscriptions jusqu’alors inconnues.
Grâce à une approche fondée sur la cryptographie hiéroglyphique, il a pu les lire en trois dimensions, révélant une stratégie complexe de propagande religieuse et politique orchestrée par Ramsès II au XIIIe siècle avant notre ère. Ces résultats, encore en cours de publication dans la revue Égypte nilotique et méditerranéenne (ENiM), invitent à reconsidérer le rôle symbolique de l’obélisque originalement érigé devant le temple de Louxor, bien au-delà de sa seule fonction décorative ou diplomatique.
Une redécouverte à 30 mètres de hauteur
Les inscriptions ne se contentent pas d’orner le monument. Elles exploitent les reliefs, les jeux d’ombre et les volumes pour dissimuler leur message à toute personne non initiée. Cette lecture tridimensionnelle repose sur la position du spectateur et l’agencement spatial des signes. À l’instar de certains objets funéraires royaux, le sens de l’image dépend du contexte physique dans lequel elle est perçue. Le sommet de l’obélisque, longtemps ignoré, se révèle être la clef d’un message royal ciblé.
Une propagande visuelle et textuelle
Ces inscriptions ne s’adressaient pas à tous. Elles visaient un public restreint, précisément défini : l’élite égyptienne, lettrée et initiée aux codes visuels du pouvoir royal. L’un des messages, gravé sur la face originellement tournée vers l’ouest, ne se trouve lisible que depuis un angle de 45 degrés. Cela correspondait à la vue qu’avaient les nobles accostant au temple de Louxor par le Nil lors de la fête de l’Opet. Cette cérémonie annuelle honorait Amon et célébrait le renouvellement de son énergie divine. Dans ce contexte, la visibilité de l’inscription n’avait rien de fortuit. Elle plaçait Ramsès II dans une posture de légitimité religieuse incontestable : celle du souverain choisi par les dieux pour régner.
Durant le premier confinement, Jean-Guillaume Olette-Pelletier consacre ses déplacements autorisés à l’observation minutieuse de l’unique vestige égyptien accessible depuis son domicile : l’obélisque de la place de la Concorde. Armé de jumelles et de patience, il repère des irrégularités dans la disposition des signes. Ces anomalies éveillent ses soupçons. Les hiéroglyphes semblent s’orienter différemment selon les zones, trahissant une logique d’écriture inhabituelle. Aucun relevé académique antérieur ne mentionnait de telles configurations. Il fallait une étude de terrain en hauteur pour confirmer l’intuition.
En 2021, à la faveur d’un chantier encadré par la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), il obtient un accès inédit aux parties supérieures de l’obélisque. Depuis cet angle privilégié, à plus de 30 mètres du sol, il parvient à examiner les détails invisibles à l’œil nu depuis la place. Il identifie alors des signes volontairement dissimulés dans le décor hiéroglyphique. Ils sont intégrés selon une logique codée qu’il connaît bien : celle de la cryptographie sacrée pratiquée au Nouvel Empire.
L’image du pharaon coiffé du pschent, la double couronne de Haute et Basse-Égypte, renforçait ce message d’unité nationale et d’autorité divine. L’intention était claire. On présentait le roi non seulement comme chef d’État, mais comme lien vivant entre les hommes et le panthéon. Ces textes, pourtant invisibles à la majorité de la population, exerçaient une fonction politique de premier ordre. Ils validaient le pouvoir du pharaon par des signes codés que seuls les privilégiés pouvaient décrypter.
Sur d’autres faces du monolithe, Olette-Pelletier a repéré des compositions hybrides où la lecture dépend de l’orientation du regard. Certains signes combinés forment des phrases entières : un appel à apaiser le « ka » d’Amon ou encore l’affirmation de l’éternité royale. Ces messages unissent graphisme, géométrie et symbolique religieuse pour produire un discours de légitimation puissant et raffiné. Le texte devient alors image, et l’image, langage sacré.
Une datation et un contexte politique révisés
L’étude des inscriptions de l’obélisque de Louxor permet de mieux situer chronologiquement certaines étapes de sa gravure. Jean-Guillaume Olette-Pelletier a mis en évidence un détail rarement accessible aux chercheurs : la présence simultanée de deux noms royaux distincts de Ramsès II. L’un, Usermaatra (« Puissante est la justice de Rê »), correspond à l’appellation qu’il utilisait au tout début de son règne. L’autre, Setepenra (« Choisi de Rê »), n’apparaît qu’à partir de sa deuxième année sur le trône. « Le fait que les deux noms soient gravés sur le même monument suggère une exécution en deux temps, avec une modification volontaire du programme iconographique », précise Olette-Pelletier dans un entretien cité par La brújula verde.
Ce chevauchement permet également de mieux comprendre la stratégie de communication du jeune pharaon. Né avant que son père Séthi Ier n’accède au trône, Ramsès II ne pouvait pas revendiquer une filiation divine directe. L’adoption du nom Setepenra constitue ainsi une manœuvre politique claire pour renforcer sa légitimité en s’associant symboliquement au dieu solaire.
Cette lecture cryptographique n’est pas une première pour Olette-Pelletier. En 2022, il avait déjà démontré que le trône de Toutankhamon contenait un message incomplet. On ne pouvait le déchiffrer uniquement lorsque le roi était assis dessus. En effet, ses bras et ses jambes formaient les hiéroglyphes manquants. « Le corps devenait partie intégrante de l’écriture », explique-t-il. Ces analyses confirment que certains messages hiéroglyphiques étaient conçus pour fonctionner dans l’espace, dans le mouvement, et parfois même dans la présence physique du pouvoir.
Une révélation qui relance l’étude des monuments égyptiens
La publication prochaine des travaux de Jean-Guillaume Olette-Pelletier dans la revue Égypte nilotique et méditerranéenne (ENiM) promet de nourrir un débat scientifique déjà amorcé. Car si ses découvertes fascinent, elles ne font pas l’unanimité. Filip Taterka, égyptologue à l’Académie polonaise des sciences, cité par Live Science, a exprimé des réserves quant à la lisibilité réelle de ces messages pour les voyageurs antiques. Selon lui, la distance et l’élévation du sommet de l’obélisque rendraient improbable leur perception depuis une embarcation sur le Nil. Ces critiques soulignent l’importance d’une confrontation des hypothèses dans le champ de l’égyptologie. Dans cette discipline, l’interprétation des sources repose souvent sur des lectures croisées, archéologiques, textuelles et contextuelles.
Au-delà de cette controverse ponctuelle, la redécouverte des inscriptions invisibles ouvre de nouvelles perspectives sur les usages politiques du décor monumental dans l’Égypte ancienne. Elle rappelle que les obélisques, au-delà de leur dimension esthétique ou religieuse, étaient aussi des instruments de pouvoir, pensés dans l’espace, dans l’angle, dans la lumière. Leur message n’était pas seulement écrit : il était mis en scène.
L’obélisque parisien, souvent réduit à son rôle de témoin d’un passé lointain, révèle ainsi une complexité insoupçonnée. Il invite à revisiter d’autres monuments à la lumière de ces méthodes d’analyse, notamment dans les grands temples thébains ou les nécropoles royales. Car si les pierres ont longtemps été silencieuses, les outils d’aujourd’hui permettent de leur redonner voix. Et il est probable que d’autres secrets attendent encore, enfouis à la vue de tous, que quelqu’un prenne le temps de les regarder autrement.
Source : [1]