Les mathématiques
Article mis en ligne le 2 juin 2023
dernière modification le 25 mai 2023

On a beaucoup glosé sur la connaissance avancée que les anciens égyptiens auraient eu des mathématiques. S’il faut se rappeler que les Grecs pour qui l’Egypte était la mère de toute sagesse, lui doivent beaucoup en ce domaine, il faut convenir du fait que, tout comme celle de l’écriture, l’approche que l’égyptien a pu avoir des mathématiques demeure, durant la quasi-totalité de l’histoire égyptienne, d’ordre pragmatique et, de ce fait même, limité.
Dés l’abord, la rareté même des sources traitant directement de cette matière doit inciter à la prudence ; ce qui suit doit rester à l’esprit du lecteur comme une suite de considérations générales tirées de ce qui ne peut être vraisemblablement qu’une petit groupe de cas particuliers riches d’enseignements. En effet, la documentation accessible comporte quatre papyri (ceux de Berlin, Moscou, Kahoun et surtout le fameux Papyrus Rhind du British Muséum), le rouleau de cuir de Berlin et deux tablettes de bois. Ces documents écrits en hiératique sont complétés par une série de papyri démotiques de l’époque ptolémaïque.

Le système numérique lui-même, dérivant et faisant partie du système hiéroglyphique est lui aussi marqué par des caractéristiques, fossiles de tâtonnements originels. Il est à la fois majoritairement décimal et additif. L’égyptien s’est pourvu d’une quantité limitée de signes-nombres mais n’a pas réussi à mettre au point un système simple et pratique. Pour comparer le système numérique égyptien à un système connu, il suffit de se tourner vers les chiffres romains. Pour indiquer les unités, l’égyptien utilise un simple bâton vertical qu’il répète autant de fois que nécessaire jusqu’à neuf.

Dessin de la courbe d’une voûte avec les colonnes de chiffres permettant de la tracer

Le nombre dix est représenté par un signe en fer à cheval, cent par un morceau de corde, mille par une graine germée, dix mille par un doigt et enfin cent mille, qui exprime aussi l’innombrable, par un têtard de grenouille. Tout comme en arabe, malgré l’habitude acquise d’écrire de droite à gauche, on utilise ces signes au contraire de gauche à droite en commençant par les signes décimaux les plus élevés pour aboutir aux unités. Apparemment, le zéro n’est rendu par aucun signe distinct mais si un rang décimal est absent, certains scribes le matérialisent par un espace vide.
Les additions et les soustractions ne posent aucun problème aux scribes. Les multiplications et les divisions relevaient d’un exercice plus périlleux. Curieusement, les scribes mathématiciens ne semblent jamais s’être préoccupés d’apprendre leurs tables de multiplication si, d’aventure, ils en ont conçu une. Certes, la multiplication par 10 s’obtient aisément en remplaçant chaque signe présent dans le nombre par son décimal immédiatement supérieur. Dans les autres cas, prenons par exemple celui de 27 x 13, leur méthode tient avant tout d’une décomposition en facteurs puissance de deux inférieurs à la moitié du nombre à multiplier
(27 = > 1, 2, 4, 6 ; 8, 10, 12 = 1 +2 + 6 + 8 +10). Une fois cette table établie, on fait de même pour le multiplicande en le doublant autant de fois que nécessaire (13, 26, 52, 78, 104, 130, 156). Il suffit alors d’additionner ensuite les différents multiples des facteurs retenus (13 + 26 + 78 + 104 + 130 = 351). Il suffit donc au scribe de connaître une table de deux. En fait pour chaque opération, le scribe se crée une table propre qui lui facilite grandement la tâche. Cette méthode n’est sans doute guère élégante mais on ne peut lui disputer son efficacité. La division demandait tout simplement l’opération inverse, fondée cette fois sur la soustraction.

Tableau d’offrande, époque de Thoutmôsis III

Si la notion de puissance et de racine ne peut réellement être perçue comme clairement intégrée, les scribes connaissent certains carrés et des racines usuelles et les utilisent avec facilité, surtout dans le cadre de mesures complexes de volumes et de surfaces. Ce fait permet d’aborder rapidement le domaine des fractions, les égyptiens n’ayant pas atteint le stade où il leur aurait été possible d’envisager d’exprimer des « chiffres après la virgule ». La plupart du temps, cette approche se limite à des fractions ayant comme numérateur 1. La fraction est rendue par le hiéroglyphe de la bouche, ro, suivi d’un nombre de bâtonnets indiquant le dénominateur. L’opération fait alors appel à des décompositions pratiques mais complexes. On connaît cependant des notations spéciales pour 2/3, 3/4, 4/5 et 5/6, seule la première étant relativement usitée. En ces termes, le célèbre papyrus Rhind offre la particularité de livrer une table de fractions ayant 2 pour numérateur.

Les fractions complexes sont en outre le plus souvent réduites en deux, voire trois fractions plus simples, la première ayant, bien sur, r le dénominateur le plus simple possible. Lors des calculs, les fractions sont ainsi ’démontées" pour pouvoir être utilisées comme de simples nombres. A un esprit moderne, cette méthode semble démultiplier la difficulté plutôt que l’aplanir, mais elle dérive sans doute d’une approche pratique visant à la répartition par tête de certains biens de consommation.

Suite de problèmes concernant le calcul de la pente d’une pyramide. Papyrus Rhind, Moyen Empire, British Museum, Londres.

Somme toute, l’approche égyptienne apparaît avant tout pratique ; cette particularité leur permit de mettre en place une science géométrique relativement précise, et ce très tôt. Ils s’attachèrent avant tout à des formes simples qui, associées, pouvaient permettre d’approcher la forme plus ou moins complexe d’objets réels, tels qu’un boisseau, une parcelle ou un bâtiment. Ils savaient calculer la surface d’un rectangle et celle du triangle rectangle, cette dernière étant dés lors perçue comme la moitié de celle du rectangle de même mesure. Cette approche fut ensuite généralisée en construisant le triangle non pas avec deux cotés consécutifs à l’angle droit mais en partant plutôt d’un côté et de la hauteur relative à ce côté. Ils développèrent finalement la problématique jusqu’à calculer la surface d’un trapèze. Néanmoins, la plus grande réussite en ce domaine est sans nul doute le calcul de la surface d’un cercle en fonction de son diamètre. Ils y arrivaient en mettant au carré les 8/9 de ce diamètre, ce qui, même s’ils ne connaissaient sûrement pas une notion aussi abstraite que celle de Pi, équivaut à l’utilisation d’une valeur proche de 3,16.

Ayant acquis une connaissance si précise des calculs de surface, les scribes égyptiens ne s’arrêtèrent pas en si bon chemin et se mirent à calculer des volumes aussi complexes que ceux d’un cylindre ou d’une pyramide, même tronquée. N’ayant pu donner forme à des théorèmes ou autres formules, les scribes égyptiens devaient se rapporter à des livres d’exercices appliqués leur montrant toute une série de cas pratiques qu’ils n’avaient plus qu’à appliquer à leurs problèmes courants en y introduisant leurs données telles des paramètres. De ce fait, il est courant de rencontrer dans les rares documents qui nous sont parvenus des méthodes élusives, voire fautives, tout en parvenant à un résultat qui demeure, de façon surprenante, juste.

Leurs méthodes peuvent sembler manquer parfois d’élégance, elles n’en ont pas moins une efficacité remarquable. On a souvent glosé sur l’absence de toute approche théorique des mathématiques égyptiennes lorsque ces dernières sont mises en concurrence avec celles de la Mésopotamie antique qui sont, à plaisir, plus éprises d’infini. Néanmoins, si les aspects pratiques ont certainement attiré l’attention de la plupart des scribes qui étaient, gardons-le à l’esprit, de redoutables gratte-papier, il est impossible de nier en bloc la présence de tout esprit mathématique théorique en Egypte. Il ne faut pas oublier que les documents conservés ne sont, le plus souvent, que des compilations à but pédagogique et pratique, l’aboutissement d’une quête théorique qui reste cachée. Cette absence n’est peut-être pas totale si l’on doit en juger par une annotation apparaissant souvent dans le papyrus Rhind, à la fin de certains problèmes. Elle peut être traduite par ’c’est égalé ou ’c’est bien cela !, formule qu’il convient sans doute rapprocher de notre C.Q.F.D, ’ce qu’il fallait démontrer. Il n’en fallait pas moins pour que les mathématiques grecques et, de là, les nôtres avouent la dette qu’elles avaient contracté envers les scribes égyptiens qui apparaissent géniaux jusque dans leurs timidités et leurs maladresses.