En Egypte l’écriture a toujours revêtu une importance fondamentale. Qui pouvait en être plus conscient que le scribe lui-même. De tous temps, il a cherché à montrer, profitant de sa toute-puissance sur les lettres, la supériorité de son métier. Au début de la XIIe dynastie, un scribe nommé Khéty établit un catalogue des différentes occupations de la société égyptienne, connu sous le nom de Satire des Métiers. A l’en croire, il ne semble pas y avoir de salut hors du métier de scribe.
Si la science de l’écriture, capacité avant tout divine et royale, est synonyme de pouvoir, l’Egyptien, en général, se soucie plus de lire que d’écrire. Ainsi, dans les Textes des Pyramides (1146c), "Pharaon est le scribe du rouleau divin ; il dit ce qui est (lecture) et fait venir à l’existence ce qui n’est pas (écriture)". Ceux qui écrivent opèrent à différents niveaux. La plupart des scribes sont des copistes, qu’ils agissent sous la dictée ou à partir d’un manuscrit original. N’est pas auteur qui veut, et même parmi les scribes ce statut semble rare.
Etre scribe est cependant bien plus que cela, l’écriture étant un moyen d’expression magique. L’écriture et le travail du scribe ont joué un rôle unificateur remarquable. Le scribe a su rendre en un seul idiome, celui du palais, et à travers un outil cohérent, la multitude de dialectes parlés dans les différents nomes, tout au long du territoire égyptien.
Posséder l’écriture revient à posséder la seule langue égyptienne et officielle. C’était aussi pouvoir fixer de manière éternelle des récits transmis la plupart du temps par la culture orale. Mais l’utilisation de l’écriture, surtout dans un contexte magique ou religieux, requiert non seulement une bonne connaissance de la langue, mais aussi celle des signes et des symboles. La mise en forme des premières grandes compositions magiques connues, les Textes des Pyramides, mit en oeuvre tout à la fois un savoir théologique quasi encyclopédique et une science de l’écriture. Confrontée à de nouveaux problèmes rituels et linguistiques, elle fit des progrès phénoménaux, aussi bien sur le plan sémantique que phonétique.
Créant des textes d’une puissance magique si grande qu’elle risquait de devenir dangereuse pour leur lecteur potentiel, le scribe de la pyramide de Téti chercha à éliminer des textes tout signe lié à des êtres animés. Dans cet exercice difficile, il alla jusqu’à aménager l’orthographe des mots pour que la lisibilité de ces derniers demeure. Ce faisant, il développait une nouvelle souplesse pour l’écriture hiéroglyphique. Celle-ci, de simple instrument graphique exprimant une réalité tangible, devint un moyen perfectionné de communication.
Ces soins apportés au perfectionnement de l’écriture, découlent avant tout d’une préoccupation pour la lecture. Cette dernière est pensée en terme de récitatif magique, ou chaque mot à lire avait son importance. C’était le rôle d’un lecteur privilégié, le prêtre-lecteur ou ritualiste, qui, outre sa connaissance linguistique, était le seul à être suffisamment instruit pour échapper aux dangers magiques, graphiques et linguistiques, des textes. Si le prêtre-lecteur était forcément un scribe, l’inverse n’est pas vrai. La plupart des scribes devaient être des administratifs, consciencieux certes, mais pas forcément cultivés.
Le titre de scribe ne dénote qu’une connaissance et une pratique de l’écriture à son niveau le plus courant. Le rôle du scribe est alors celui de l’écrivain public, au service d’un administrateur ou d’un prêtre qui n’ont pas forcément acquis cette capacité. Le scribe égyptien est avant tout un archiviste. A côté de la capacité d’écrire, celle de compter est elle aussi très importante. Les scribes sont ceux qui, par leurs notes patientes et scrupuleuses, tiennent littéralement l’économie du pays à la pointe de leur calame.
A la fin de l’Ancien Empire, l’écriture perd ce caractère à finalité magique, pour devenir un moyen de communication. Le scribe et l’écriture permettent une collecte et une notation précise des faits. Ceci favorise un approfondissement de la pensée et une l’approche plus scientifique des choses. L’écriture devient un moyen d’assurer la validité des communications, et les messagers transmettent alors des lettres plutôt que des paroles. Le fait de savoir lire et écrire devient une nécessité pour les charges et le scribe occupe du même coup une place clé dans la société, participant activement à la création d’une classe moyenne.
La formation de scribe, débutée vraisemblablement à un âge précoce, est la seule qui puisse être obtenue par une éducation strictement scolaire ; elle devient vite un préalable à des formations plus spécialisées. La précocité même de cette formation implique avant tout une relative aisance pécuniaire pour la famille : même si l’état de scribe était synonyme d’avantages matériels non négligeables, on comprendra aisément que les candidats potentiels aient pu être désignés dans un cercle social relativement restreint et en quelque sorte prédéfini.
Même lorsqu’il n’est pas doté de moyens autonomes de subsistance, le scribe n’est matériellement subordonné à personne. Le métier de scribe écrivain public se hiérarchise et le travail de certains experts du calame, tel celui de l’enlumineur, confère un certain prestige aux textes qu’il vient orner. Avec le temps et un développement certain de l’instruction, on assiste à une évolution marquée du métier. Les scribes, surtout lorsqu’ils sont rattachés à la Maison de Vie, deviennent des savants chargés de recherches spécialisées dans les fonds d’archives. Dès lors, savoir écrire n’indique plus seulement le fait d’avoir acquis une formation professionnelle permettant d’utiliser le papyrus et le calame, mais aussi un réel degré d’instruction. Les scribes forment désormais un cercle intellectuel élitiste relativement peu ouvert sur l’extérieur, concentré dans l’administration du palais et des temples.
Le scribe est devenu la langue de la multitude, mais aussi sa mémoire. Une nouvelle évolution sociale apparaît pour la famille des scribes avec l’avènement du Nouvel Empire et ses conquêtes militaires. La carrière de scribe qui ne pouvait espérer aboutir jusqu’alors qu’au niveau suprême de la fonction de vizir, selon un cursus essentiellement civil, vit tout à coup s’ouvrir devant elle de nouvelles possibilités. Des scribes purent alors atteindre les plus hauts grades de l’armée. L’ouverture de l’Egypte vers l’extérieur la mit en contact avec des langues étrangères : des scribes-interprètes accompagnèrent les années en campagne.
Certains scribes furent alors formés à l’écriture cunéiforme et aux diverses langues orientales. Leur apprentissage se faisait sous la férule de maîtres étrangers, parfois même sur des oeuvres littéraires assez difficiles telles que l’Epopée de Gilgamech. Les scribes participent ainsi à l’ouverture de la culture égyptienne à celle du Proche-Orient. S’ils ne font pas encore office de traducteurs, ils adaptent et réélaborent librement les compositions étrangères dans la culture orale de l’époque, avant de les fixer en des oeuvres qui intègrent du même coup le fond littéraire proprement égyptien.
Ce contact avec des langues et des écritures étrangères qui se dirigeaient lentement vers un fonctionnement de type alphabétique, ne devait pas manquer d’amener de profonds changements dans la langue et l’écriture égyptiennes elles-mêmes. L’apparition de cette nouvelle classe de scribes parvenus dans une société en profonde mutation, n’alla pas sans difficultés. Une rivalité profonde se dessina avec l’ancienne classe issue de la carrière civile, qui acceptait mal de voir sa suprématie remise en cause. Le métier de scribe semble maintenant suivre deux directions opposées.
Les scribes attachés à la rédaction des documents comptables et administratifs ont une main peu élégante mais efficace, rapide et cursive, de plus en plus simplifiée. Parallèlement à cette écriture utilitaire, apparaît une écriture littéraire soignée qui, si elle n’est plus forcement figurative, prend souvent l’allure de véritables exercices de calligraphie sacrée. L’écriture hiéroglyphique est alors tellement archaïque que les copies tardives du Livre de Morts sont souvent tracées d’une main maladroite. La copie des textes littéraires porte maintenant une signature. Elle atteste d’une qualité découlant à la fois d’un métier et d’une érudition exemplaires. La personnalité du scribe est alors une des rares qui puisse se dégager de la collectivité. Le scribe qui compose les textes, mais qui aussi les codifie et les transmet, est une des rares personnes à nous avoir laissé son nom. Il est, plus que les artisans eux-mêmes, un véritable artiste.
Avec la venue d’envahisseurs étrangers, puis l’intégration de l’Egypte dans le monde gréco-romain, le scribe écrivain-public se fit traducteur. Les actes devaient souvent être rédigés à la fois en démotique et en grec. Le patrimoine littéraire et culturel du pays put alors être transmis aux deux communautés, tandis que la langue égyptienne elle-même évoluait vers la recherche d’une notation plus moderne, qui débouchera sur l’alphabet copte.
Le scribe, intellectuel épris de culture, devient alors le trait d’union entre deux cultures, avant que la première, maintenant incomprise, ne sombre lentement dans cette évolution. Le scribe perdit une grande partie de son prestige. L’écriture simplifiée est maintenant à la portée du plus grand nombre. La connaissance des écritures sacrées n’est plus alors sa prérogative de grand commis de l’état, mais le choix personnel de se consacrer à des études, pour des étrangers qui ne voient plus dans le savoir égyptien traditionnel, qu’une connaissance à caractère exotique, lointain et curieux.