La conception de la personnalité

La complexité de la religion funéraire résulte de la conception égyptienne de la personnalité humaine, et de ce que cette conception a évolué au cours des siècles sans que jamais les croyances nouvelles oblitèrent complètement les croyances anciennes.
La personnalité humaine, en Égypte, comprend, associés au corps, non pas un mais plusieurs principes spirituels. Dans une certaine mesure, ceux-ci sont libérés par la mort, tout en gardant des liens avec le cadavre qui continue à vivre dans le monde souterrain. Cette croyance à une pluralité d’âmes est tellement ancrée dans l’esprit des Égyptiens que, lors de la pénétration du christianisme, ils ne trouveront pas de mot dans leur langue pour traduire le concept de l’âme selon la nouvelle religion. Ils devront emprunter le mot grec Quhc pour le désigner, aucun des principes spirituels qu’ils connaissaient ne pouvant convenir.

Nous éprouvons d’ailleurs, en sens inverse, la même difficulté à cerner la signification réelle des diverses entités qui composent la personnalité égyptienne. Tout Égyptien possédait, en plus d’un corps matériel, djet :
– un akh, principe immortel qui, après la mort, est l’esprit, au sens de fantôme. Les Coptes y voient le « démon », sans doute dans le sens du grec daimyn. L’akh est aussi la force divine. Il est représenté par un ibis. À l’origine, seul le roi et les dieux possédaient l’akh, c’est par évolution que les simples mortels en furent dotés ;
– un bâ, principe spirituel lui aussi, qui reprend sa liberté après la mort. Il est symbolisé par un oiseau à tête humaine. C’est le plus indépendant des principes spirituels par rapport au support matériel qu’est le corps ;
– un kâ, qui constitue le principe le plus difficile à définir : on l’a décrit comme l’« énergie vitale », ou la « force qui entretient la vie ». L’expression « passer à son ka », qui signifie mourir, semblerait indiquer que ce principe mène une existence indépendante durant la vie sur terre, bien que, suivant l’iconographie, il soit façonné en même temps que le corps (djet ).
C’est au kâ du défunt que sont apportées les offrandes alimentaires, et les prêtres funéraires sont appelés les « serviteurs du kâ ». Pour se perpétuer, le ka semble avoir besoin d’un support : cadavre devenu impérissable par la momification et, à son défaut, statue ou simple image gravée ou peinte ;
– en plus de l’akh , du bâ et du kâ , la personnalité comporte encore un shouyt , une ombre, que possèdent également les dieux.
Enfin, le nom de l’individu est vivant. Il suffit de le prononcer ou de l’évoquer, même après la mort, pour perpétuer l’existence de celui qui le porte.
L’organisation de la survie

Pour assurer la survie dans l’au-delà de tous les éléments qui constituent la personnalité humaine, les Égyptiens ont, au cours des siècles, multiplié rites, pratiques magiques et textes de protection, car cet au-delà est un monde dangereux où le mort risque à tout moment d’être annihilé par les redoutables puissances du mal.
La momification

La protection initiale à assurer est la conservation perpétuelle du corps, de sorte qu’il puisse continuer à vivre dans la tombe et que les principes immatériels de sa personnalité puissent trouver en lui un support permanent. Ce souci a donné naissance à la momification, dont les rites sont à la fois matériels, pour soustraire les chairs à la putréfaction, et magiques, pour faire appel aux puissances supérieures, notamment à Isis, Nephtys et Anubis, dont l’intervention permettra au mort pour qui les rites ont été accomplis de devenir l’« Osiris Untel », comme elle a permis à Osiris de ressusciter et de devenir le souverain de l’empire des Morts, l’« Occident ».

La momification était pratiquée dès 2700 avant J.-C., comme le montrent les objets, et parfois même des restes humains, retrouvés dans les tombes. Réservée d’abord au roi et à ses proches, elle s’étendit à toute la population et resta en honneur jusqu’au Ve siècle de notre ère. C’est, fondamentalement, une dessiccation artificielle du corps. Celle-ci est obtenue par salage, dans une masse de natron sec. Ce produit, un carbonate hydraté de soude, se trouve en abondance en Égypte, au Ouadi Natroun et en bordure du désert libyque.
Pour être momifié, le cadavre était remis à des prêtres spécialisés qui enlevaient tous les éléments susceptibles de se corrompre : le cerveau est retiré du crâne par les narines au moyen de crochets et d’un dissolvant végétal ; les poumons, le coeur, les intestins, etc., sont enlevés par une incision dans l’abdomen faite avec un couteau de pierre. La cavité est rituellement nettoyée et purifiée, puis recousue. On recouvre ensuite le cadavre de natron solide dans lequel il séjourne pendant soixante-dix jours.

Il est alors lavé ; les cavités - crâne, poitrine, abdomen - sont remplies de résine et de tissus imprégnés d’aromates, de façon à redonner au corps les formes de la vie. Les viscères, lavés au vin de palme, sont placés dans quatre vases, les canopes, au couvercle à l’origine en forme de tête humaine ; ces couvercles revêtent ensuite l’aspect de tête de singe, de chien et de faucon, un seul restant anthropomorphe : ce sont les quatre enfants d’Horus. Les canopes sont enfermés dans un coffre et placés près du cercueil.
Le corps, oint d’huile parfumée et frotté de myrrhe après le lavage, est enveloppé, membre par membre, dans des bandelettes de lin imprégnées de gomme. Les doigts, particulièrement fragiles, étaient souvent enfermés dans des doigtiers d’or ou d’argent.
Au cours de ces diverses opérations, la protection magique du corps est surtout assurée par la récitation de formules religieuses. De plus, on enferme dans le réseau des bandelettes, en des points bien définis par le « Rituel de l’embaumement », des amulettes de faïence ou de métal précieux, destinées à constituer, avec les bijoux, une véritable armure de protection magique. Pour finir, le corps est enveloppé dans un ou plusieurs linceuls bien ficelés, puis on pose un masque sur le visage, à l’image du mort. La momie est placée dans un sarcophage : de forme rectangulaire à l’origine, il devint anthropomorphe vers 1700 avant J.-C.
L’adieu au mort
Le cadavre ainsi préparé va encore être l’objet de toute une suite de rites avant d’être déposé dans la tombe. Remis à la famille par les embaumeurs, il est pleuré rituellement dans la maison par les pleureuses, en majorité professionnelles ; un cortège se forme ensuite, qui emporte sarcophage et mobilier funéraire jusqu’au tombeau. Souvent il faut traverser le fleuve ou des canaux pour arriver jusqu’au cimetière, le transport se fait alors en barque. Arrivé en bordure du désert, le cercueil est placé sur un traîneau que tirent des vaches.

Pendant tout le trajet, deux femmes personnifient Isis et Nephtys qui veillent sur le corps ; les prêtres funéraires encensent le cercueil et récitent les formules liturgiques. À l’entrée de la tombe, un prêtre, ou souvent le fils aîné du défunt, procède au rite essentiel de l’ouverture de la bouche , rite qui est censé rendre au mort l’usage de ses différents organes : parole, ouïe, vue, mouvement, etc. Au cours de la cérémonie, un boeuf est immolé, puis la femme du défunt prononce l’adieu au mort. Le cercueil est descendu dans le caveau avec tout le mobilier funéraire. Désormais, le mort va vivre à jamais dans la tombe, mais son premier devoir est de réunir, dans la chapelle qui précède ou surmonte le caveau où il repose, les assistants qui ont participé à la cérémonie : il leur offre un banquet qu’il préside en effigie.
La maison d’éternité
La forme de la tombe a évolué au cours des âges. Simple trou circulaire à l’époque la plus ancienne, elle est devenue ovale, puis rectangulaire, quand la forme des habitations des vivants est passée de la hutte ronde primitive à la maison de briques des premières dynasties. C’est que la tombe est la « maison d’éternité », demeure du mort. Elle comporte une partie scellée pour toujours, le puits funéraire où est déposé le cercueil avec son mobilier, et une partie ouverte, la chapelle, où le public peut accéder et où les prêtres funéraires viennent rendre le culte, essentiellement déposer les offrandes alimentaires pour lesquelles une table d’offrandes est prévue devant l’effigie du mort, statue ou stèle.

La fourniture des offrandes au mort est impérative, car ce n’est que grâce aux aliments qu’on lui apporte qu’il peut continuer à vivre dans le monde souterrain. C’est pourquoi, de leur vivant, les Égyptiens s’assurent matériellement de cette fourniture en établissant soit avec leurs enfants, soit avec le clergé d’un temple, des contrats qui affectent une partie de leur propriété à l’entretien du culte funéraire. À la haute époque, les offrandes étaient assurées par « virement » : une part des offrandes destinées à la tombe royale étant « virées », par faveur du pharaon, de la chapelle de la pyramide aux tables d’offrandes des privilégiés. Cela explique pourquoi, dans l’Ancien Empire, les tombes privées, ou mastaba , étaient toutes groupées autour de la pyramide royale : à jours fixes, les prêtres du culte funéraire du pharaon parcouraient les tombes privées pour répartir les offrandes alimentaires.
Par surcroît de précaution, on représentait, sur le mur de la chapelle, le mort assis devant une table d’offrandes surchargée de provisions.

Magiquement, ces provisions pouvaient, si un passant ou le mort lui-même prononçaient les formules rituelles, se changer en nourritures réelles. C’est là l’origine des scènes figurées sur les parois des tombes, scènes qui prirent de plus en plus d’ampleur au cours des siècles : toutes les étapes de la préparation de la nourriture, depuis le labourage des champs jusqu’à la moisson et la fabrication du pain ou de la bière, sont représentées. Ainsi, le mort était assuré de ne jamais manquer de nourriture puisque ces scènes pouvaient toujours devenir réelles par puissance magique.
Contre la mort sans recours

La momification, l’aménagement de la tombe et la fourniture de mobilier et de nourriture pour maintenir la vie dans l’outre-tombe ne sont qu’un des aspects du culte funéraire. Il faut aussi mettre à la disposition du mort les moyens de se défendre des dangers qui le guettent dans l’au-delà et risquent de le faire mourir une seconde fois, mort qui serait alors sans recours. Cette protection est assurée par l’ensemble des Textes funéraires . Composés d’abord à l’usage exclusif du roi, ils furent progressivement adoptés par le vulgaire, suivant un processus que l’on appelle souvent la démocratisation des rites funéraires. Ils doivent à leur origine royale de mêler, souvent de façon inextricable, deux concepts différents de l’au-delà, l’un chthonien, lié à Osiris, l’autre céleste et lié à Rê.
Osiris ressuscité est devenu le souverain des morts, le « chef des Occidentaux ». Son royaume souterrain est à l’image de l’Égypte : il comprend des champs qu’il faut irriguer, cultiver, moissonner ; les morts sont chargés de ces travaux. Pharaon mort n’était pas exempt de ces besognes, aussi les textes funéraires royaux préfèrent-ils se référer à une autre conception de l’au-delà, qui admet que les âmes rejoignent la barque du Soleil dans sa course céleste : le roi, fils de Rê, rejoint son père. Les rituels lui fournissent de multiples moyens pour ce faire, les pyramides notamment : la pyramide à degrés de Saqqarah, la première, formait un escalier pour atteindre le ciel ; quant aux vraies pyramides, figurant un rayon solaire, elles permettaient au pharaon de se joindre à l’astre lui-même.
Les deux conceptions apparaissent, non sans conflit, dans les plus anciens textes funéraires connus, les Textes des pyramides , gravés sur les parois des chambres sépulcrales des rois de la fin de la Ve et VIe dynastie. Ces textes constituent un ensemble de recettes magiques qui permettent au roi de se protéger de tous les dangers dans l’autre monde, et de participer éternellement à la glorieuse navigation de la barque solaire. Pour concilier les conceptions solaire et chthonienne, on admet que, le soir, la barque solaire descend dans l’autre monde où elle parcourt le royaume d’Osiris sur le Nil-d’en-bas. De multiples dangers la menacent au cours de cette navigation nocturne, et le texte fournit les incantations nécessaires pour les surmonter.

Destinées d’abord au roi seul, ces formules furent usurpées par les morts ordinaires et passèrent dans les Textes des sarcophages , peints sur les parois des cercueils du Moyen Empire, puis dans le Livre des Morts qui, à partir du Nouvel Empire, est déposé dans le caveau des morts qui peuvent l’acquérir. Le Livre des Morts a recueilli non seulement un grand nombre de formules élaborées dans les Textes des pyramides et les Textes des sarcophages , mais aussi beaucoup de recettes magiques d’origine diverse, destinées à faciliter la vie dans l’autre monde. Parmi les plus caractéristiques sont les formules dites de « sortir au jour », qui doivent procurer au défunt la liberté de mouvement et la possibilité de quitter son tombeau pour se promener à l’extérieur.
