Christiane Desroches Noblecourt : « Comment j’ai sauvé les temples de Nubie » 2em partie
Article mis en ligne le 8 novembre 2004
dernière modification le 18 juillet 2005

Une résistante à l’oeuvre

Autour de moi, on me disait : « Mais pourquoi vous engager dans une aventure comme celle-là ? Vous, une femme... Il n’y a rien à y gagner, que des ennuis. Est-ce que ce sauvetage est seulement techniquement possible ? Et d’abord, ces temples ne sont pas à nous, alors pourquoi s’en occuper ? Croyez-moi, vous feriez bien mieux de poursuivre vos recherches scientifiques comme tout le monde », se souvient Christiane Desroches Noblecourt.

Mais tous ces arguments avaient relativement peu d’impact sur elle. C’était mal connaître la détermination, la capacité d’indignation dont elle était capable et dont elle avait déjà fait preuve. Quinze ans plus tôt, quelques jours après l’appel du général de Gaulle, le 18 juin 40, demandant aux Français de ne pas se soumettre à l’occupant, Jean Cassou, conservateur du musée d’Art moderne, avait ainsi « testé » la jeune femme :

 Avez-vous écouté la radio récemment ?

L’allusion était fine et discrète. Il s’agissait de répondre sur le même ton.

 Oui, je l’ai écoutée, mais on entendait mal, répondit Christiane Desroches Noblecourt, faisant référence au brouillage sonore que la radio libre de Londres subissait de la part de l’armée allemande.

C’est ainsi que Christiane Desroches Noblecourt, à l’âge de vingt-sept ans, intégra l’un des tout premiers mouvements de résistance français, nommé « Résistance » et que dirigeait Jean Cassou. Pendant toute la guerre, la jeune femme a recueilli des renseignements, transmis des messages, caché des parachutistes et des armes, prenant le risque d’être découverte, emprisonnée et torturée.

Un jour, sans doute dénoncée, elle fut arrêtée et questionnée par la Gestapo, alors qu’elle passait en zone libre avec un laissez-passer parfaitement en règle. Heureusement, elle fut relâchée plus tard. Bien sûr, la plus grande discrétion sur ces activités illégales était requise. Jamais pendant la guerre elle ne les mentionna, pas même avec son époux, un ami d’enfance avec qui elle s’était mariée en 1942 :

 C’est à la Libération que j’ai appris qu’il en avait fait autant de son côté, sans me le dire non plus ! Et mon père aussi !

Le nouveau combat qu’elle menait, en faveur des temples de Nubie, commençait à prendre un nouveau tour, plus concret. Mustafa Amer avait été nommé administrateur général du CEDAE (Centre d’études et de documentation sur l’ancienne Égypte), un organisme qu’elle avait elle-même mis sur pied et dont elle était le conseiller. Grâce à cette institution, ils purent lancer une grande campagne de relevés des temples. En septembre 1955, sur le Cheikh el Beled, l’un des trois bateaux du CEDAE permettant d’atteindre les monuments disposés le long du Nil, Christiane Desroches Noblecourt, avec un groupe de scientifiques et de professionnels de la photographie, se rendit à Abou Simbel. Là, ils durent abattre un énorme travail plein de minutie... pour s’apercevoir que, à ce rythme-là, il leur faudrait rester des mois sur place. Il y avait tant à photographier en soignant les éclairages pour conserver le détail des pierres sculptées et tant de hiéroglyphes à dessiner sur papier !

Quelques années auparavant, Christiane Desroches Noblecourt avait eu connaissance d’une technique en plein essor, appelée photogrammétrie, qui permettait, au moyen de deux appareils photographiques placés de façon précise, de faire le relevé stéréoscopique, c’est-à-dire en relief, d’un objet placé devant eux. Sitôt obtenu l’accord du grand spécialiste de ce procédé, l’IGN (Institut géographique national), elle mit sur pied une nouvelle expédition qui permit notamment de capturer sur papier le détail exact des grandes façades du temple d’Abou Simbel. Au moins, les relevés avaient commencé.

L’attaque franco-britannique

C ?est alors que des événements graves, capables d’anéantir tout un pays, vinrent s’ajouter aux nombreux soucis qu’inspirait déjà l’avenir des temples de Nubie. Pour faire pression sur sa politique en ces temps de guerre froide, les Etats-Unis et la Banque mondiale avaient refusé de financer le projet de grand barrage de Nasser. Furieux, le chef d’Etat égyptien avait décidé de nationaliser le canal de Suez, au grand déplaisir des Anglais et des Français, ses principaux actionnaires, qui mirent sur pied une action militaire avec l ?aide d ?Israël. Le 29 octobre 1956, les troupes israéliennes attaquèrent l’Egypte et envahirent le Sinaï. Une semaine plus tard, les armées française et britannique, fortes de 60000 hommes, prirent d’assaut la région du canal de Suez. C’était la guerre.

Christiane Desroches Noblecourt se trouvait au Caire lorsqu’il fut décidé que les Occidentaux devaient être évacués. Alors que les bombes tombaient dans l’eau autour d’elle, elle fut accueillie par un bateau de la VIe Flotte américaine. Après un voyage mouvementé de plus de quinze jours, elle parvint enfin à Paris pour y retrouver son fils, alors âgé de dix ans, et son mari, ingénieur, qui l’avait toujours soutenue dans son combat pour les temples de Nubie.

 Il était épatant, raconte-t-elle. En 1954, alors que notre fils était encore tout jeune, c’est lui qui m’a poussée à retourner en Égypte, à la demande pressante de l’UNESCO et du gouvernement égyptien. Moi, je ne voulais plus quitter ma famille. La mission qu’on me demandait d’accomplir dans le désert me tiendrait éloignée de mes proches pour trois mois. Et, vous voyez, je n’ai plus cessé de m’y rendre pendant trente ans...

L’attaque tentée par les Israéliens, les Anglais et les Français autour du canal de Suez et qui avait raté, Américains et Russes s’y étant fermement opposés changeait complètement la donne. Les Occidentaux étaient dorénavant indésirables au Caire. Sauf Christiane Desroches Noblecourt, qu’un télégramme des autorités locales envoyé à l’UNESCO désignait comme la seule personne dont elles acceptaient la présence. Elle retourna donc au Caire avec l’accord du ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, trop heureux de disposer d’un contact qui pourrait maintenir officieusement les relations culturelles avec l ?Égypte, pour trouver un climat complètement changé.

Déjà, l’arrivée de Nasser au pouvoir, en 1954, avait affecté la vie de tous les jours : les couvre-chefs traditionnels qu’on appelle tarbouches, en forme de pot de fleur renversé et surmontés d’un faisceau de fils de soie noire, avaient disparu des rues. Voulant mener son pays sur la voie du progrès, Nasser interdisait aux petites gens de se promener nu-pieds. La révolution en marche imposait que les grands propriétaires fonciers se défassent de leurs terres... Et voilà que la guerre ajoutait aux bouleversements en cours un climat de défiance, de suspicion et de complot.

Des espions dans la ville

Un jour, elle fut invitée à dîner chez Herbert Norman, l’ambassadeur du Canada au Caire. Le diplomate avait bien insisté :

 Je vous enverrai mon chauffeur, mais ne montez dans sa voiture que s’il vous présente ma carte de visite.

Rentrée tard à son hôtel après une longue journée de travail, Christiane Desroches Noblecourt fut prévenue que le chauffeur était là, qui l’attendait. Après quelques coups de fil et après s’être changée, elle descendit dans le hall pour voir l ’homme en question s’éloigner, monter dans un break et partir en trombe tandis qu’un autre s’approchait d’elle, lui tendant la carte de visite de l’ambassadeur... L’affaire prit un tour plus mystérieux encore quelque temps plus tard. Il était entendu que Herbert Norman, de passage à Paris, viendrait dîner chez les Desroches Noblecourt. Mais, la veille du rendez-vous, le mari de l’égyptologue lui tendit Le Monde du jour : Herbert Norman s’était suicidé.

Avait-il été poussé du toit dont il était tombé, comme on le chuchota en Égypte à l’époque ? Avait-on voulu enlever Christiane Desroches Noblecourt ? Et, si oui, quels étaient les intérêts qu’elle menaçait ? L’énergie qu’elle mettait à sauver les temples de Nubie gênait-elle certains ? Assurément, en remuant ciel et terre pour ses chers monuments, elle accréditait l’idée que le grand barrage se ferait, projet auquel s’opposaient certains pays comme les Etats-Unis, qui voyaient d’un très mauvais oeil le farouche esprit d’indépendance du président Nasser. A moins que les Russes, en ces temps de guerre froide, n’aient eu leurs propres raisons...

Dans le combat qu’elle menait en faveur des temples de Nubie, Christiane Desroches Noblecourt devait bientôt pouvoir s’appuyer sur deux hauts personnages. René Maheu allait occuper le poste de directeur général de l’UNESCO. Ce Français, animé d’autant d’idéalisme que Christiane Desroches Noblecourt, avait le génie de l’action. Saroïte Okacha, quant à lui, avait été nommé ministre de la Culture égyptien. A eux trois, ils allaient former un superbe groupe de mousquetaires.

Un jour de 1959, c’est un Saroïte Okacha accablé que Christiane Desroches Noblecourt trouva dans son bureau. L’ambassadeur d’un puissant pays lui avait suggéré de vendre les temples à l’étranger, puisque les Egyptiens étaient incapables de les protéger des eaux du futur barrage. Quel affront ! Et quelle honte pour l’Égypte... C’était le moment pour Christiane Desroches Noble court de porter l’estocade.

 Il existe un moyen, expliqua-t-elle, en laissant parler son coeur. Adressez-vous officiellement à l’UNESCO, qui, en retour, sollicitera les pays les plus riches pour qu’ils participent à ce sauvetage. Ces monuments n’appartiennent pas à l’Egypte mais à l’humanité tout entière.

Elle fut la première à employer cette expression si commune aujourd’hui de « patrimoine de l’humanité ». A l’époque, l’idée d’appeler les pays du monde à la rescousse pour une cause culturelle apparaissait incongrue. Et celle d’attribuer aux oeuvres égyptiennes une valeur universelle, plus encore. Peut-être est-ce parce qu’elle paraissait si juste que Saroïte Okacha se laissa convaincre.

Vous rentrez à Paris après-demain, n’est-ce pas ? lui dit-il. Eh bien, nous devrions régler cette affaire aujourd’hui même en rédigeant la lettre que je ferai signer par le Reïs (le président Nasser) et que vous porterez au directeur général de l’UNESCO en France.

C’est ainsi que Christiane Desroches Noblecourt se mit derrière la machine à écrire, empruntant momentanément les habits d’une dactylo de ministre, et écrivit une première mouture, au son des Quatre Saisons de Vivaldi, confortablement installée dans l’ancien palais royal d’Abdine.

La suite...