Les sources de la littérature égyptienne
Article mis en ligne le 4 janvier 2021
dernière modification le 2 janvier 2021

Si l’on peut se demander quelle est la première civilisation qui a inventé et employé l’écriture comme moyen d’échange, en revanche on peut affirmer que c’est dans la vallée du Nil que fut créée la plus ancienne littérature écrite attestée à ce jour. L’Égypte est par excellence la terre des scribes.

La civilisation égyptienne étant prise dans un système d’intégration cosmique qui, sur terre, culmine en Pharaon, roi-dieu, la littérature n’y est pas seulement style d’expression au niveau des hommes, mais aussi mode de relation avec les divinités et avec l’au-delà.

« Religieuse », « funéraire », ces épithètes discriminantes trahissent en fait nos propres points de vue, très éloignés de ceux des Égyptiens anciens. Il n’y a pas de place pour une littérature gratuite, pas plus qu’il n’y a d’« art pour l’art », dans une civilisation où les diverses formes d’existence sont liées par des réseaux de symboles et où le mot, parole et écrit, est un instrument d’efficience suprême dans l’énorme machinerie du monde.

Ainsi ce n’est sans doute pas un hasard si l’on ne possède rien sur la théorie littéraire. L’habituelle classification par genre peut apparaître arbitraire, même si elle demeure pour nous commode. De ces textes se dégage une valeur d’éternité en même temps qu’une volonté d’efficacité – nous dirions « magique ». Aussi les références à l’individuel – auteur, milieu, décor – sont-elles secondaires ; statues et reliefs témoignent de la permanence du défunt ou de la scène figurée, l’anecdote n’intervenant qu’occasionnellement. Pourtant, de même que les styles varient selon les époques, les classes sociales, les catégories de monuments, de même les textes sont loin d’être uniformes. Au cours de plus de trois millénaires, que de différences ! Si le divin et le grandiose dominent dans l’Ancien Empire (2700-2300 av. J.-C.), l’humain, voire le politique se manifestent au Moyen Empire (vers 2000 av. J.-C.), le pittoresque, le gracieux ou le caricatural caractérisant maintes œuvres du Nouvel Empire (1580-1085 av. J.-C.). Quant à la basse époque, en son désir de répéter les grandes leçons du passé, elle emprunte à toutes les traditions antérieures ; la culture pharaonique subsiste enfin fort avant dans notre ère : les derniers hiéroglyphes sont gravés à la fin du IVe siècle après J.-C., les inscriptions démotiques aux alentours de 470 après J.-C.

On doit admettre que, comme toutes les civilisations primitives, l’Égypte prédynastique possédait une tradition orale. Il est presque impossible de s’en faire une idée, encore que certaines sentences magiques et culturelles de l’Ancien Empire puissent en être les vestiges.

Pour une si longue durée, il n’est guère facile de reconstituer la « masse » littéraire. Nos connaissances restent tributaires des découvertes archéologiques ; la plupart des richesses de la littérature égyptienne demeurent inconnues. Les textes « religieux », gravés souvent dans la pierre des temples ou des tombeaux, sont parvenus jusqu’à nous en assez grand nombre ; leur traduction et leur interprétation restent délicates, malgré les progrès de l’égyptologie. Mais combien d’œuvres, transcrites sur des rouleaux de papyrus, matériau fragile par excellence, sont totalement perdues ! Certaines sont attestées par de simples allusions ; d’autres ne sont connues que par d’infimes fragments de papyrus, par des copies d’écoliers sur des éclats de calcaire ou des tessons de poteries (ostraca ) ; sur de tels fragments, quelques illustrations cocasses sont presque les seuls témoins de l’existence de fables et d’histoires d’animaux.

Certaines époques sont mieux représentées que d’autres. On possède peu de vestiges de la littérature des IIIe et IVe dynasties – l’époque des grandes pyramides (vers 2700-2500 av. J.-C.) – ou encore de la période saïte (milieu du Ier millénaire av. J.-C.).

Paradoxalement, en revanche, les troubles sociaux de la première période intermédiaire (vers 2200 av. J.-C.) furent moins défavorables à la « littérature » qu’à d’autres expressions artistiques ; en cette période de crise de la société pharaonique surgissent des œuvres plus personnelles et, pour notre sensibilité, plus émouvantes ; les lettrés des époques postérieures les ont reproduites et certaines sont parvenues jusqu’à nous.

Il existait des bibliothèques privées, comme en témoigne un coffre retrouvé sur la rive gauche, près de Thèbes (à proximité du Ramesseum), et qui contenait des rouleaux de papyrus possédés par un prêtre de la XIIIe dynastie (vers 1750 av. J.-C.). Mais la vie littéraire dépendait directement des écoles, qui faisaient également office d’archives, de bibliothèques ou d’universités, rattachées aux palais et aux temples ; c’étaient les « Maisons de Vie » : perpétuant la culture traditionnelle, elles assuraient le maintien de Maât, la Vérité-Justice, l’ordre établi par les dieux dont Pharaon était le garant sur la terre, par opposition au chaos tant redouté.

Les études de scribe étaient indispensables pour occuper un poste important dans l’administration ou pour devenir médecin, prêtre, architecte. Des gens de modeste origine purent ainsi atteindre de hautes fonctions ; ils le notent avec fierté sur les parois de leurs tombeaux. Les écoliers fréquentaient la Maison de Vie durant une dizaine d’années ; on leur enseignait, avec d’autres disciplines, les nombreux signes hiéroglyphiques ou hiératiques, puis ils s’évertuaient à recopier des fragments de grands textes égyptiens, surtout ceux du Moyen Empire, époque « classique » de la langue et de la littérature ancienne ; ils s’initiaient aussi au formulaire de la correspondance : de nombreux modèles de lettres fictives nous sont parvenus. En raison du prix coûteux des rouleaux préparés à partir de la moelle de papyrus, invention qui remonte à l’aube des temps historiques, les élèves s’exerçaient sur des tessons de poteries ou des éclats de calcaire, en employant le traditionnel roseau, taillé en biseau, qu’ils trempaient dans l’encre noire ou rouge. Les études et le métier de scribe étaient en principe réservés aux hommes ; on a mention, cependant, de femmes scribes sous le Moyen Empire et à la basse époque, et l’on connaît même un graffiti qui raille les efforts littéraires du sexe faible. Outre les grandes écoles, des écrivains publics prodiguaient leur enseignement : de nombreux ostraca ont été retrouvés sur le site de Deir el-Medineh, village d’ouvriers et d’employés de la nécropole thébaine, habité à la fin du Nouvel Empire.

Nulle autre civilisation n’a tenu l’instruction en plus haute estime et prisé autant l’œuvre du scribe, ce qu’illustre parfaitement un papyrus du Nouvel Empire :

Un livre est meilleur qu’une maison bâtie,
Que des tombeaux dans l’Occident.
Il est plus beau qu’un château édifié,
Qu’une stèle dans un temple.