Les Temples de Nubie
Article mis en ligne le 6 janvier 2021
dernière modification le 2 janvier 2021

L’un des témoignages les plus éclatants de la grandeur de la civilisation égyptienne consistait, jusqu’à ces toutes récentes décennies, dans la présence en Nubie, tout au long de la vallée du Nil, de grands temples pharaoniques. La construction du haut barrage d’Assouan (Sadd al-‘Ali) en a submergé l’emplacement sous les flots de l’immense lac Nasser. Au prix d’efforts gigantesques, les principaux monuments ont été démontés et reconstitués hors de la portée des eaux ; certains ont été donnés à des pays étrangers qui avaient participé à la campagne archéologique internationale menée à l’appel de l’U.N.E.S.C.O.

Une colonie égyptienne

Ayant remonté la vallée du Nil dès l’Ancien Empire (à partir de 3000 av. J.-C.), les Égyptiens se sont installés au cours du Moyen Empire entre la première et la deuxième cataracte, c’est-à-dire en basse Nubie. Mais c’est seulement avec le début du Nouvel Empire (1580 av. J.-C.) que les pharaons, ayant vaincu le royaume de Koush (Kerma), établirent un empire colonial s’étendant jusqu’à la lointaine quatrième cataracte. Durant toute cette période, ils fondèrent, tout au long du Nil, des cités coloniales, marquées par des temples consacrés à leurs dieux. À partir de Thoutmosis Ier et surtout Thoutmosis III (1504-1450), c’est toute la lignée des glorieux pharaons du Nouvel Empire dont on trouve les noms en Nubie : Aménophis III (1408-1371), Akhénaton lui-même, le roi hérétique (temple de Sésébi, pylône de Soleb), Toutankhamon (temple de Kawa) et le grand Ramsès II (1290-1224) en particulier. Celui-ci développa une série de temples rupestres, enfoncés plus ou moins totalement dans la falaise du Nil. Ce sont les spéos (temples souterrains) ou hémi-spéos de Beït el-Ouali Gerf Hussein, Ouadi es-Seboua, Derr et Abou Simbel, ainsi que les deux petites chapelles de Qasr Ibrim et de Faras. Sans doute faut-il voir là le développement, selon une échelle fastueuse, de ces petites chapelles rupestres bien plus modestes qui, depuis l’époque de la reine Hatshepsout et de Thoutmosis III, avaient été creusées en des points précis du cours du Nil, telles les chapelles du Gebel Dosha et d’Elleseya.

Après trois siècles de total effacement, le réveil de Koush et de la Nubie avec la puissante XXVe dynastie dite éthiopienne (715-656) entraîna de nouvelles constructions : fondation de Peye (Piankhy) au Gebel Barkal, de Taharqa (Sanam, Gebel Barkal, Kawa, Tabo, Semna-Ouest). Lorsque les Éthiopiens se furent retirés d’Égypte, ils continuèrent à construire « à l’égyptienne », en particulier dans leur capitale de Napata, au pied de la montagne sainte du Gebel Barkal puis, beaucoup plus au sud, à Méroé.

Dans la marche frontière qu’était devenu l’extrême nord de la basse Nubie, peu avant l’ère chrétienne, plusieurs temples furent édifiés, en particulier Kalabsha en l’honneur d’un dieu local, Mandoulis. Cependant toute cette zone était plus spécialement consacrée à la déesse Isis. Le centre de culte de celle-ci était l’île de Philae où une brillante floraison de sanctuaires se développa à partir des Nectanébo (XXXe dynastie). On y lit le nom des Ptolémées et d’Auguste, puis celui de Trajan. Le culte de la déesse s’y maintint jusque sous Justinien, quand tout l’Empire était devenu depuis longtemps chrétien.

Le sud de la première cataracte. Abou Simbel

Philae, l’île sainte d’Isis, ensevelie sous les eaux depuis la construction du premier barrage d’Assouan au début du XXe siècle, est désormais en aval du nouveau haut barrage ; mais les variations du niveau des eaux ont nécessité le déplacement de ses monuments, qui ont été démontés et transférés sur l’îlot réaménagé d’Aglika, à 300 mètres au nord. Le principal édifice est le temple dédié à Isis. Son pylône élevé est précédé de deux lions de granit et de deux colonnades. En arrière se trouve un mammisi (temple de la naissance) avec de beaux piliers hathoriques. À proximité subsistent les ruines d’un temple d’Hathor décoré de scènes de musique et le charmant kiosque de Trajan, resté inachevé.

Beït el-Ouali était un tout petit spéos creusé dans la falaise à l’époque de Ramsès II. Précédée d’une cour ouverte aux murailles sculptées de scènes de victoires sur les peuples d’Asie et d’Afrique, la partie souterraine comprenait un vestibule et le sanctuaire.
Le temple de Kalabsha a été démonté de son site d’origine, à une cinquantaine de kilomètres au sud d’Assouan, et reconstruit près du haut barrage. Consacré au dieu nubien Mandoulis, le temple proprement dit, long de 71,60 mètres et large de 35,50 mètres, comporte les éléments « classiques » d’un temple pharaonique : un pylône massif, une cour spacieuse, une salle hypostyle ou pronaos et une suite de chambres décorées de reliefs, parmi lesquelles se trouve le saint des saints. On y lit les noms d’Ergamène, Ptolémée IX et Auguste.

Dakka était un temple consacré à Thot. Il comportait des blocs de remplois du Moyen et du Nouvel Empire, mais dans son état actuel il a été commencé sous les Ptolémées par le roi méroïtique Ergamène. Auguste y fit des adjonctions.

Ouadi es-Seboua, la « vallée des lions », doit son nom au dromos (allée) de sphinx qui le précède. Il était consacré à Amon- et -Harmakhis. Cet hémi-spéos comprenait une cour précédée d’un pylône ; la partie creusée dans la montagne comportait un vestibule à piliers et une antichambre menant à plusieurs sanctuaires.

Amada, temple de plan très homogène, aux sculptures très fines, fut érigé par Thoutmosis III et Aménophis II en l’honneur d’[Amon- et de Rê-Horakhty. Il comportait à l’origine trois sanctuaires parallèles auxquels donnait accès une chambre transversale précédée d’un portique à colonnes crénelées ; Thoutmosis IV y ajouta une salle hypostyle de douze piliers avec murs d’entrecolonnement ; Séti Ier construisit le pylône. Le temple d’Amada a été déplacé d’un seul tenant sur une distance de près de trois kilomètres et une hauteur de près de soixante-cinq mètres. Derr, qui fait face au temple d’Amada, fut dédié à Rê-Horakhty par Ramsès II.

L’ensemble grandiose d’Abou Simbel magnifiait le pouvoir de Pharaon face aux peuples sur lesquels, loin vers le sud, l’Égypte affirmait sa suprématie. De part et d’autre d’une grande coulée de sable fauve se dressaient, dans une sorte de dialogue éternel, d’un côté le grand temple du roi dédié à Amon-, Rê-Horakhty, Ptah et à l’image du roi lui-même divinisé, et de l’autre côté le temple féminin : « Nefertari, pour qui se lève le dieu soleil », dédié à la déesse Hathor.

Au prix de travaux gigantesques, financés par un appel à la conscience universelle, les deux temples ont été démontés et découpés, pour être reconstruits au sommet de la falaise, le long d’une énorme montagne artificiellement édifiée.

La façade du temple du roi, taillée directement dans le flanc de la falaise, reproduit la forme d’un pylône ; on a même figuré l’habituel tore d’angle. En avant s’imposent quatre statues majestueuses du roi ; sculptées dans la masse du rocher, elles sont de dimensions écrasantes (la hauteur est de 20 m, la largeur du visage, d’une oreille à l’autre, est de 4,17 m). L’entrée, constituée par une très petite porte, est surmontée d’une statue du dieu solaire, à tête de faucon. Elle donne accès à la partie souterraine du temple. La première salle tient lieu de cour. On y retrouve des piliers osiriaques analogues à ceux qui entourent les cours des temples égyptiens ; le pharaon y est représenté avec les attributs d’Osiris : le sceptre et le fouet. Sur les parois sont gravées des scènes de victoires de Ramsès II (sur la paroi nord, la bataille de Qadesh). On pénètre ensuite dans une petite salle hypostyle à quatre piliers, sur laquelle s’ouvrent des pièces latérales et au fond trois chapelles ; celle du milieu constitue le saint des saints. Contre la paroi du fond de cette chapelle sont adossées les quatre statues de Ptah, Amon-, Ramsès II divinisé et Rê-Horakhty ; le temple est orienté de telle sorte que durant deux périodes de l’année (10 janv.-30 mars et 10 sept.-30 nov.) le soleil éclairait les statues, sauf celle de Ptah, dieu funéraire, qui restait toujours dans l’ombre.

La façade du petit temple consacré à la reine Nefertari identifiée à la déesse Hathor suit l’inclinaison de la falaise. De chaque côté de la porte, trois niches abritent deux statues du roi encadrant une effigie de Nefertari. À l’arrière, le temple était excavé dans le roc ; il comporte une salle à six piliers hathoriques menant vers les sanctuaires intimes.

En face de Ouadi-Halfa, sur la rive gauche du Nil, le site de Bouhen, marqué par une importante forteresse, comportait plusieurs temples édifiés dans la première moitié de la XVIIIe dynastie. Le temple d’Horus de Bouhen a été soigneusement démonté et remonté dans les jardins du New Museum de Khartoum.

Entre les deuxième et troisième cataractes

Au coeur des redoutables déserts (le Batn el-Hagar, c’est-à-dire le « ventre de pierre ») qui, sur une centaine de kilomètres, prolongent en amont les rapides de la deuxième cataracte, les Égyptiens édifièrent à Semna plusieurs temples. Sur la rive ouest, l’un d’eux fut dédié par Thoutmosis III au dieu nubien Dedoun et à Sésostris III, le pharaon du Moyen Empire considéré comme le « Maître de la Nubie ». Plus au sud, un autre temple, principalement en brique, fut édifié par le pharaon éthiopien Taharqa. À Semna-Est (appelé encore Kumma), les Thoutmosides dédièrent un temple à Khnoum, le dieu bélier des cataractes. Ces édifices ont été transférés au musée de Khartoum.

De part et d’autre de la hauteur du Gebel Dosha, sur les flancs de laquelle, en bordure même du Nil, une chapelle rupestre avait été creusée par Thoutmosis III, les deux temples de Soleb et de Sedeinga forment un ensemble prestigieux. Antérieurs de plus de cent ans à Abou Simbel, ils sont placés sous l’invocation l’un du roi Aménophis III, l’autre de la reine son épouse Tiy.

Sedeinga ou Adeye, le « château de Tiy », ne dresse plus aujourd’hui qu’une colonne hathorique au-dessus du tas assez informe de ses vestiges.

En revanche, Soleb, le grand temple jubilaire d’Aménophis III, offre les ruines les plus prestigieuses du Soudan. Le soleil pare d’une couleur de miel le môle d’un haut pylône « en belle pierre blanche de grès », comme disent les inscriptions, et les colonnes papyriformes fasciculées de la première cour à portique ; elles sont comparables à celles, si pures de style et si célèbres, de Louxor. Sur les vestiges des murs figurent encore des éléments des scènes combien vénérables de la fête-Sed, la grande cérémonie jubilaire du roi. Au-delà d’une seconde cour entièrement ruinée, la salle hypostyle ne dresse plus qu’une colonne portant un chapiteau palmiforme encore sommé de son abaque et d’un fragment d’architrave. Les colonnes de la salle hypostyle étaient primitivement décorées à leur base d’écussons figurant et nommant les peuples qu’avait soumis Pharaon et qu’il souhaitait dominer : un ovale généralement crénelé est surmonté d’un buste d’où jaillissent des bras ligotés en arrière et la tête, au visage pittoresque, d’Asiatique sur les colonnes du nord, d’Africain sur celles du sud. L’arrière du temple n’offre plus qu’un amas de blocs épars au fond d’une sorte de ravin. Paradoxe étrange : au sein d’un des déserts les plus secs du monde, le temple a été détruit par un énorme flot torrentiel venu du désert. Les ruines du temple de Soleb ont été depuis 1957 dégagées et remises en état par la mission organisée par M. S. Giorgini, sous le haut patronage de l’université de Pise.

Fouilles au sud de la troisième cataracte

Au sud de la troisième cataracte, dans l’île d’Argo, une mission américano-suisse a dégagé sur le site de Tabo les vestiges très arasés de plusieurs temples d’époque napatéenne et méroïtique.

Un peu plus au sud, les recherches menées par une mission anglaise sur le site de Kawa ont mis en évidence plusieurs temples dédiés à Amon : un temple A, avec de beaux vestiges de gravures aux noms de Toutankhamon et de Taharqa ; un temple B, d’époque méroïtique ; un temple T, également de Taharqa.

La limite extrême de l’empire égyptien se trouvait à l’aval de la quatrième cataracte, à Napata, que domine la masse prestigieuse de la montagne sainte, le Gebel Barkal. Napata fut plus tard la capitale des pharaons koushites avant qu’ils ne se replient bien plus au sud, à Méroé.

Toute une série de temples ont été mis en évidence, en particulier au cours des fouilles menées aux alentours de la Première Guerre mondiale par l’Américain G. A. Reisner. Au pied du Gebel Barkal, dont les énormes éboulis mériteraient d’être dégagés (ne pourrait-il s’y cacher l’entrée conduisant vers un spéos comparable à celui d’Abou Simbel ?), se succèdent les vestiges très détruits d’une longue suite de sanctuaires. Certains remontent jusqu’au Nouvel Empire égyptien, d’autres datent de l’époque koushite. Sur les parois ou sur les statues dégagées se lisent des noms très prestigieux : Aménophis III, Ramsès II, Peye (Piankhy), Taharqa, Atlanarsa, Senkamaniskeñ, et ceux de nombreux maîtres de l’empire méroïtique.