Le Pharaon
(Jerzy Kawalerowicz, Pologne - 1965)
Article mis en ligne le 3 mai 2019
dernière modification le 25 avril 2019

La fin des Ramessides

Nous sommes à la fin de la XXe dynastie, l’Empire égyptien est en pleine décadence. Pour préserver les richesses et privilèges du puissant clergé d’Amon, le grand-prêtre Hérihor (1) est prêt à abandonner la commerçante Phénicie, vassale de l’Egypte et source de richesses, sur laquelle les féroces guerriers assyriens ont jeté leur dévolu. Ses caisses vides, le jeune pharaon Ramsès XIII réussira-t-il à secouer la torpeur de son peuple superstitieux et à reconstituer une armée pour s’opposer à l’envahisseur ?

En matière de films épiques, les années 60 furent un âge d’or, mais pas seulement pour les cinématographies italienne et américaine. De l’autre côté du Rideau de Fer, le cinéma polonais nous campa quelques grandes fresques épiques comme Les Chevaliers Teutoniques d’Alexander Ford (Kzryzacy, 1960), Le colonel Wolodyjowski et Plus fort que la Tempête de Jerzy Hoffman (Pan Wolodyjowski, 1969 & Potop (Le Déluge), 1974), tous trois tirés de l’œuvre d’H. Sienkiewicz .

Retraçant la fin d’une civilisation aussi exotique que celle de la vallée du Nil, Pharaon ne se distinguait qu’en apparence de ces « épopées nationales ». Tirée du roman d’un autre grand écrivain polonais, Boleslaw Prus, cette fresque de la fin de l’Empire thébain, comme du reste le sienkiewiczien Quo Vadis ? paru en même temps, était connue comme une métaphore des malheurs de la Pologne gémissant sous la botte des Tsars - nous y reviendrons. Dans la mémoire des cinéphiles, cette adaptation cinématographique demeurera un exemple de rigueur stylisée et de sobriété à cent lieues des péplums hollywoodiens. Le film de Kawalerowicz nous entraîne dans une Egypte poudreuse, où se réverbère, implacable, le disque solaire d’Amon-Ra, jusque dans les profondeurs ténébreuses des sanctuaires adonnés à son culte. Là se jouera le drame des puissants de ce monde, toujours le même quelles que soient l’époque ou la latitude. Difficile de prendre parti entre la jeunesse audacieuse et l’expérience des sages. Entre l’économie et la dépense. Entre la paix et la guerre. Entre populisme et théocratie. « Peut-être les dieux pardonnent-ils le viol de leurs secrets ; les prêtres jamais ! » Qu’il s’agisse de chasser d’Egypte les étrangers - les Phéniciens trop riches, les Lybiens trop pauvres, dont on n’a plus besoin - ou de soulager la misère du peuple en lui accordant un jour de congé sur sept... dont coût, pour l’Etat qui ne peut se le permettre, 100.000 talents par an. Drame d’une société en crise, qui n’a rien perdu de son actualité en nos jours qui voyent la montée de l’extrême-droite et la remise en question des acquis sociaux.



Le film de Kawalerowicz

On reste émerveillé par certaines notations, tel ce défilé de scarabées sur la route, lesquels - bloquant la manœuvre de l’armée égyptienne et détournant cette dernière -, provoque, en contre-coup, l’anéantissement d’un précieux canal d’irrigation et la mort du fellah qui y était attaché.

Addition de situations et de personnages étalés sur plus de trois siècles, Pharaon nous propose une synthèse d’histoire qui peut parfois étonner par la modernité de certains sentiments. Ainsi l’anticléricalisme et l’athéisme affichés par Kawalerowicz, qui certes se conçoivent au temps de la Pologne communiste (c’est l’Armée rouge qui lui fournira les 2.000 figurants nécessaires aux scènes de bataille filmées dans le désert d’Asie centrale), étaient déjà dans le roman de Prus : « Le temps n’est plus où les Egyptiens croyaient aux dieux, dit Thoutmôsis en riant. Les soldats et les paysans s’en moquent déjà ouvertement. Nous insultons les dieux phéniciens, les Phéniciens outragent les nôtres - et la foudre n’est jamais tombée sur personne !... » On jugera que, parfois, le film manque de nuance dans sa relation avec l’Histoire. Ainsi, loin de n’être qu’un prêtre qui s’est fait attribuer le commandement suprême de l’armée, un stratège incompétent, le véritable Hérihor - dont la personnalité reste en fait assez méconnue - était, tout au contraire, un militaire qui comme « Grand-Prêtre » s’était fait octroyer la direction suprême du clergé.


La futile Hébron et Ramsès XIII. La fureur de vivre d’une jeunesse dorée, malgré les sombres perspectives d’avenir. Notez, en passant, l’intéressant travail des perruquiers.


Palette chromatique

Tourné par 35 ­C dans le désert de sable d’Ouzbekistan et, partiellement, in situ au pied des Pyramides, dans l’enceinte du Temple d’Amon à Karnak et dans la Vallée des Rois, Pharaon a les couleurs fanées d’une civilisation révolue, « anachorétique » pourrait-on dire. Des visages plaqués de fard gris, des corps bronzés demi-nus contrastant avec les linges blancs qui les vêtent sont les choix chromatiques du réalisateur. Dans l’objectif de la caméra, les ocres du désert, les gris de granits décolorés par le temps prévalent sur la luxuriance des jardins, comme sur la chamarrure des salles peintes de vives couleurs dont les aquarelles des voyageurs du XIXe s., David Roberts, Giovanni Belzoni, Hector Horeau etc., nous ont restitué le souvenir.


Une danseuse (Alina Borkowski) fait les pointes en tendant un voile pudique : orgie stylisée et érotisme diffus


Contre l’avis de son conseiller historique, K. Michalowski, Kawalerowicz poussa la stylisation chromatique jusqu’à affubler pharaon tantôt d’un pschent, la couronne double, or pour le rouge et argent pour le blanc - interprétation plausible quoique peut-être audacieuse - et tantôt d’un casque de guerre (khépresh) de pâle azur métallique, plutôt que bleu-cobalt soutenu .


Tourner certaines séquences au milieu de ruines antiques dénote certes un souci d’authenticité - mais guère de vraisemblance. Les Egyptiens ne construisaient en pierre que les temples et les tombeaux, et il ne subsiste aucun vestige de palais qui leur soit comparables. Les pharaons habitaient des demeures faites de bois et de briques d’argile séchée au soleil, dont il ne reste rien d’utilisable pour les cinéastes. Mais quel pharaon accepterait d’habiter des ruines éventrées, à moins d’une métaphore du déclin d’une civilisation ?

Dans un billet publié dans Les cahiers du cinéma au moment de la sortie de l’Egyptien de Michael Curtiz, Herman G. Weinberg persiflait à propos de la pruderie américaine qui rhabillait jusqu’au cou les Egyptiens lesquels, en réalité, voici trois mille ans, vivaient quasi-nus. Que l’on se reporte aux quadrichromies rassemblées dans les ouvrages sur l’art égyptien ou aux traités du XIXe s. sur le costume antique (légèrement dépassés , soit !), Pharaon restitue très bien les costumes égyptiens antiques, tels qu’on peut les voir sur les fresques et bas-reliefs (pagne de lin blanc, perruques de laine tressée) avec un souci d’exactitude archéologique qui n’exclut pas la stylisation. Les guerriers égyptiens portent des perruques de laine torsadée, qui leur servent de casques. Aux prêtres au crâne rasé répondent les époustouflantes compositions capillaires féminines (et aussi celles de Thoutmôsis), amplifications à peine de celles portées voici trois mille ans, dont l’une des fonctions et non la moindre est de masquer la poitrine dénudée de l’actrice qui la porte.


Pharaon porte le "pschent"... or et argent.