Les momies oubliés
Article mis en ligne le 3 novembre 2021
dernière modification le 15 octobre 2021
Une des momies exhumées sur le chantier des nécropoles

Que sait-on de la vie des Egyptiens sous l’Antiquité ? Ce que nous en disent de nombreux textes, du mobilier funéraire, des objets usuels ou d’apparat. Des témoignages précieux mais indirects auxquels s’ajoutent quelques informations glanées sur d’illustres momies. Mais la dépouille d’un Ramsès ou d’un Toutankhamon, que son règne a préservé de toute tâche physique intense, ne peut guère révéler les conditions de vie de ses sujets. Dans ce contexte, l’enquête entreprise par trois scientifiques français fait figure d’exploit. Associés vingt ans dans cette aventure archéologique sans précédent, une archéologue, un médecin radiologue et un anthropologue ont étudié minutieusement plusieurs centaines de momies de paysans égyptiens. Les données statistiques recueillies d’année en année forment aujourd’hui l’étude la plus complète d’une population antique.

Une étude quasi épidémiologique qui raconte l’histoire passionnante de gens modestes ayant vécu en haute Egypte au début de notre ère. Ce sont ainsi 800 hommes, femmes et enfants de l’oasis de Kharga (à l’ouest d’Assouan) qui furent arrachés à leur sommeil le temps d’un bilan de santé. Des paysans qui, il y a plus de 2000 ans, cultivaient une terre aujourd’hui asséchée et pouvaient se vanter d’avoir apprivoisé, à force d’ingéniosité, cette région où l’eau

était déjà rare. Ils en avaient fait "une oasis où l’eau et le vin abondent", comme l’écrivait l’historien romain Strabon. Les vestiges de puissantes forteresses signalent encore la présence des garnisons romaines installées au IIIem siècle après J.-C. pour protéger ce territoire prospère des intrusions étrangères. Cette population oubliée, en marge de l’histoire prestigieuse des hauts dignitaires égyptiens enterrés dans la vallée du Nil, ne doit sa résurgence du néant qu’à l’opiniâtreté de Françoise Dunand, Roger Lichtenberg et Jean-Louis Heim, qui ont entrepris de rendre la mémoire à ces anciens "fellahs" (paysans ). Prenant le contre-pied des pratiques scientifiques habituelles, nos trois chercheurs ont mis en commun leurs compétences pour étudier ces hommes et femmes dans leur contexte archéologique. Leur démarche imposait, en plus d’une méthode d’analyse conjointe, de déplacer un laboratoire radiologique pour analyser, sur place et sans dommage, les momies. " Ici, résume Roger Lichtenberg, on connaît tout de la provenance des défunts, ce qui n’est pas le cas d’individus isolés étudiés dans les musées. On peut parler de paléoethnologie, car notre étude prend en compte la vie et la mort de ces gens dans leur environnement."

L’ANALYSE MET EN LUMIÈRE L’HISTOIRE INTIME DE CES POPULATIONS

En 1981, la mission scientifique s’installe dans ces oasis, où d’émouvants témoins ont été découverts dans les nécropoles environnantes : des Egyptiens modestes ayant vécu à l’époque ptolémaïque, puis sous domination romaine entre le Ier siècle avant J.-C. et le IVe après J.-C. Aujourd’hui, les habitants de Aïn Labakha, Douch et El Deir (les trois sites de l’oasis) ont peu de secrets pour les chercheurs français. Les résultats de leurs études livrent des informations sans précédent sur les modes de vie, les habitudes alimentaires, l’état de santé et les rites funéraires de cette population vivant en marge d’une Egypte concentrée sur les rives du Nil. Sur le terrain, les scientifiques procèdent par étapes. Après avoir retiré les blocs qui obstruaient l’entrée d’une tombe creusée dans la colline d’El Deir, Françoise Dunand pénètre la première dans la vaste cavité où les rayons du soleil viennent troubler le sommeil de ces morts aux visages si expressifs. Une dizaine de corps raidis par la momification et la sécheresse du désert sont allongés côte à côte, les bras le long du corps, et reposent sur le sable qui leur sert de lit funéraire. Dépouillées de leur linceul par des pilleurs, les momies ont gardé toutes leurs expressions humaines. On peut même lire la souffrance sur le visage d’une fillette de 10 ans dont les doigts sont restés crispés. On reconnaît des femmes aux chevelures bouclées, un homme barbu, un vieillard dont le henné n’a pas camouflé la blancheur des cheveux. Françoise Dunand observe rapidement ces momies et signale à Roger Lichtenberg, resté sur le seuil, leur excellent état de conservation. La peau, les poils, les ongles, même les cils ont résisté au temps. A première vue, les pratiques funéraires sont égyptiennes. Des tampons bouchent les narines, prouvant que les défunts ont été excérébrés et leur corps badigeonné de bitume pour la momification. Un séjour dans le laboratoire de campagne installé à Kharga, où chaque momie sera finement analysée et radiographiée, va mettre en lumière l’histoire intime de ces populations.

DES PATHOLOGIES EXCEPTIONNELLES

Une à une, les momies sortent de la tombe dans les bras de nos chercheurs pour être d’abord étiquetées puis transportées au laboratoire. La radiographie donne des informations sur le squelette, mais aussi sur les viscères. Par chance, certaines momies n’ont pas subi d’éviscération et offrent en primeur à Roger Lichtenberg la découverte de pathologies jusque-là inconnues pour l’époque. A Aïn Labakha, l’analyse des poumons des occupants d’une même tombe a permis de diagnostiquer une tuberculose pulmonaire qui a décimé la moitié de la famille, de mettre au jour deux cas de tumeurs de l’hypophyse, une typhoïde et une appendicite qui a emporté un jeune garçon. Ces cas exceptionnels s’ajoutent aux pathologies récurrentes de ces populations. Dans les oasis, la qualité de vie pouvait fortement varier d’un site à l’autre

DES RITES D’EMBAUMEMENT COÛTEUX

Dans la bourgade de Douch, la vie était sans doute plus difficile qu’ailleurs. Le bilan sanitaire et nutritionnel de la population est catastrophique. Mal nourris et perclus d’arthrose, les paysans de Douch souffraient terriblement, L’examen radiologique des squelettes montre que 60 % de la population, et en particulier les femmes soumises à des grossesses répétées, étaient victimes de sous-alimentation. Ce pourcentage est beaucoup plus élevé qu’à Aïn Labakha et à El Deir, et il n’est que de 4% lorsqu’il s’agit de pharaons. Les caries y sont en revanche moins fréquentes mais c’est le signe, là encore, d’une alimentation moins riche en sucre que dans les oasis voisines. Françoise Dunand explique que Douch était un chef-lieu de circonscription agricole, alors qu’Aïn Labakha et El Deir abritaient des garnisons romaines. De toute évidence, les paysans égyptiens des deux derniers sites avaient d’autres revenus que ceux de la terre, qui ont considérablement amélioré leur qualité de vie. L’arthrose y était moins courante et les pratiques de momification de meilleure qualité. Un grand nombre d’individus des trois sites portaient les stigmates de la bilharziose, une maladie parasitaire endémique en Egypte, que l’on contracte en travaillant les pieds dans l’eau. Il faut imaginer des oasis luxuriantes, regorgeant d’eau grâce à un ingénieux système d’irrigation souterrain mis au point par les Perses. Un quadrillage de canaux traversait les parcelles dans lesquelles poussaient des palmiers, des oliviers, de la vigne, des céréales, des légumes, des pommiers, des grenadiers. . . Cette richesse agricole de "l’île des bienheureux", que décrivait, déjà au Ve siècle avant J.-C., l’historien grec Hérodote, pourrait expliquer l’attachement de ces gens de modeste condition aux rites d’embaumement coûteux et n’ayant plus vraiment cours dans le reste de l’Egypte. Cette dévotion pour les cultes égyptiens est d’autant plus flagrante qu’à l’occasion de la dernière mission de 2002, à El Deir et Aïn Labakha, certains corps ont été retrouvés en position osirienne (du dieu Osiris), les bras croisés sur la poitrine. Pour Françoise Dunand, il pourrait s’agir de prêtres ou de personnes ayant vécu sous le règne des Ptolémées (qui débute au IVe siècle avant J.-C.).

UNE NECROPOLE DEDIE AU DIEU-CHIEN

Une momie de chien

La toute récente découverte d’un atelier d’embaumeur à El Deir a confirmé l’usage de pratiques funéraires millénaires dans les oasis. Une grande quantité de céramiques aux usages multiples et certains produits indispensables à la momification ont été exhumés. Des vases à parfum, des pots contenant encore une résine noire servant à badigeonner les momies et, plus rare, un sac de natron, cette roche naturelle (sulfate et carbonate de soude et chlorure de sodium) que l’on déposait à l’intérieur de la momie pour la dessécher. A proximité d’El Deir, les trois chercheurs ont mis au jour, en janvier dernier, une nécropole canine qui abritait plus de 150 momies de cet animal sacré. Sans doute la plus grande collection jamais découverte. Peut-être s’agit-il d’un culte au dieu Oupouaout, figurant un chien du désert. Sur le bandelettage, les yeux et les oreilles sont peints, mais l’intérieur est parfois dépourvu d’ossements. De fausses momies, en somme, aisément démasquées par la radiographie.